Au moment d’avancer nos premiers pas sur ce « chemin » du fleuve, force fut de constater qu’il nous fallait nous poser, nous asseoir, nous préparer, rentrer dans cette énergie où l’on doit recevoir, désencombrer nos modes de perception, déverrouiller nos sens. « Si on doit aller loin, il faut se préparer » dit le poète.
Quel motif, quel désir nous animent pour un travail où l’on doit témoigner du fleuve ? Au-delà de cette masse volumétrique mouvante, puissante, débordante, se pose l’énigme de notre présence sur ses rives. La cartographie poétique de Gaston Bachelard nous invite d’emblée à choisir notre vision devant l’eau profonde : « le fond immobile ou le courant, la rive ou l’infini », autant dire notre façon d’appréhender le monde. « Une âme aussi est une eau profonde ».
Quel regard va nous rendre attentif, sortir de nos perceptions volages, rendre nos yeux grands et larges ouverts ? Très vite, on se sent regardé par le fleuve, qui se révèle un interlocuteur. A la question posée : Qu’est-ce que je viens faire ici, et dehors si tôt ?, le fleuve répond : Marcher, voir, seulement voir, chercher des choses importantes, pour des raisons décisives, c’est pour cela. (Tarjei Vesaas, la barque le soir)
Au-delà du mode binaire - c’est beau, c’est pollué, c’est économique, c’est attrayant – qu’y a-t-il donc de décisif et de nouveau dans notre rapport à lui ? Ce regard croisé, cette écoute simultanée, ce présent partagé nous rendent semblables : il est le reflet de notre existence petite et infinie, et parce que nous sommes semblables, je ne me sens plus séparé. Ce lien qui nous relie, ce sentiment d’unité ouvre en nous ce sens qui nous fonde et nous édifie : nous appartenons à ce même principe. Entre terre et ciel, cela prend corps : « est-ce que je vois vraiment cela ? Est-ce que tout ce que je ressens et vois est vrai ?» Un frisson, un tressaillement, une jubilation dans l’intime secret du cœur : Je suis cela.
Michel Tallaron, à propos de nos migrations poétiques